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Contes, Nouvelles et Romans...

 

Histoires d'hier et d'aujourd'hui…
Jean Bruyat, sous sa plume sensible nous emmène dans le sillage des mots,
à l'écoute du temps, là où la mémoire funambule, là où nous retrouvons nos racines ou notre enfance.
Il était une fois …

 


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Automne 42 - JEAN BRUYAT




            "Ce roman de Jean Bruyat, tiré d'une histoire vécue au coeur de la maison de son épouse,  nous plonge dans l'ambiance de la guerre de 39/45. Le lecteur découvre la réalité de cette période historique du côté de Corenc Montfleury au son des bruits de bottes. Un excellent ouvrage de référence". (Gilbert Coffano - Correspondant de Presse Locale Honoraire)

 

         



Extraits

Les enfants fréquentent l’école publique du quartier, l’école Beauregard. L’instituteur titulaire de la classe des grands - cours moyens et fin d’études -  Monsieur Jules Garagnon, un beau matin ne s’est pas présenté. La veille, par correction, il avait voulu prévenir ses élèves et avait tenté de leur expliquer ce qui lui arrivait. Le ton était solennel. Les écoliers avaient écouté, attentifs sans bruit, étourdis, comme fascinés par les mots, et la situation qu’ils découvraient.  

« Mes enfants. Aujourd’hui sera ma dernière journée en votre compagnie. Il se trouve que mes supérieurs, pressés par les autorités françaises, désirent mettre un terme à ce métier que j’exerce depuis de longues années. Un métier qui m’a apporté beaucoup de satisfactions…Sans doute le plus noble de tous les métiers car il m’a permis de travailler avec et uniquement pour les enfants, vous ou les camarades qui vous ont précédés. Vous serez sans doute ma dernière classe, mes derniers élèves. Je voudrais vous dire combien je vous ai aimés. Vous étiez, vous êtes un peu comme mes propres enfants. Parfois je vous ai grondés parce que vous aviez fait quelques bêtises, ou vous n’aviez pas toujours appris vos leçons correctement ou encore parce que  vous aviez fait de temps en temps l’école buissonnière. N’est-ce pas mon cher Jozef ? Tout ça, en réalité, n’était pas bien grave ! Il se passe  aujourd’hui des choses peu réjouissantes et bien plus préoccupantes.

Je suis contraint de démissionner, obligé d’abandonner ce métier, car, d’une part, ma religion que j’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas étaler au grand jour car cette chose-là pour moi relève de l’intime, de mon jardin secret, et d’autre part, mes idées politiques sont désormais incompatibles avec celles portées, aujourd’hui, par la personne dont le portrait est accroché au mur de cette classe. Vous le connaissez tous. Je ne prononcerai pas son nom, ce serait lui faire trop d’honneur et je n’en ai pas envie. Cet homme qui a mené notre pays à la victoire lors de la première guerre mondiale, aujourd’hui, poursuit d’autres objectifs que je ne comprends pas. Que je ne peux pas comprendre.

Sachez et souvenez-vous que dans la vie, il faut rester fidèle à ce que l’on croit. Sachez, plus tard, rester des hommes libres. Soyez-en fiers et défendez, par des moyens, petits ou grands mais  qui seront les vôtres, ce bien précieux, inestimable, cette liberté. Soyez-en les garants. Dans certains cas, il faut aussi savoir dire « non ». « Non » à tout ce qui pourrait avilir l’homme que vous serez devenus, le rabaisser, le détruire au nom de dogmes que d’autres souhaiteraient vous imposer par la force. N’oubliez jamais cela...

Mes enfants, vivez debout !...Toujours !... Debout ! Maintenant, prenez votre cahier du jour et inscrivez la date… »

Dans un silence qui eût fait pâlir d’envie les  cathédrales, les synagogues, les mosquées ou les temples du monde entier, les enfants  sortent de leur pupitre un cahier à la couverture papier kraft marron. En son centre une étiquette bordée de bleu sur laquelle le maître avait écrit d’une belle écriture ronde, en pleins et déliés, le nom de chacun et la mention « Cahier du jour ».  Chaque élève pose délicatement, presque religieusement, sur son pupitre ce cahier, témoin muet mais oh combien parlant des activités quotidiennes de ce petit monde.


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...

La réponse est arrivée peu après. Le dimanche 7 juin 1942, l’Allemagne nazie impose en zone nord le port de l’étoile jaune aux Juifs. La persécution s’affiche désormais au grand jour.  Tournant ce décret en dérision, certains jeunes parisiens arborent des étoiles mentionnant « Auvergnat », « Breton », « Papou », « Zazou », « Nénesse de Montmartre » ou en remplaçant le mot « Juif » par le mot « Swing ». Une provocation qui en conduira certains directement au camp d’internement à Drancy dans la cité de la Muette. 

            Marta Lewinsky se rend au commissariat où un policier lui remet neuf étoiles. Trois par personne. Anna, trop jeune, échappe à la distribution. Elle n’en est nullement froissée. Au contraire, elle se distingue des autres. Ce qui n’est pas pour lui déplaire. Marta  entreprend donc de coudre sur les vêtements cette fameuse étoile. Symbole de soumission et d’infamie. Elle devait être cousue solidement. Seul Jozef semble prendre la chose plus à la légère. Il en plaisante même. T’as vu, on dirait un shérif avec ça, disait-il un petit sourire narquois aux lèvres.

            Le sourire du premier jour va s’estomper puis disparaitre complètement lorsque Jozef  suit Josette, une camarade d’école, jusque dans le jardin public du quartier, à deux pas de la maison. Une belle balançoire, fraichement repeinte, offre un siège généreux qui attire le regard envieux des deux enfants. Quoi de plus simple. Hop, la fillette soulève le loquet à bascule du portillon. Au moment où elle effectue ce geste, elle recule légèrement afin de lire l’écriteau accroché à la grille. Tiens ! Bizarre ! Pense-t-elle. Je n’avais jamais remarqué ça. Elle lit :

                                            « Espace interdit aux chiens et aux Juifs ».

                        -T’as vu ça Jozef ?

            Le garçon s’approche.

                        -Ben ça alors ! J’y crois pas ! J’suis pas un chien !

                        -Pourtant, c’est bien écrit !

                        -Et si j’y vais quand même ?

            La présence sans doute fortuite d’un policier au coin de la rue, l’en dissuade aussitôt. Le garçon, profondément vexé, feint de prendre cet avertissement à la légère. Il se rappelle les mots de Monsieur Garagnon : Souvenez-vous que dans la vie, il faut rester fidèle à ce que l’on croit. Sachez, plus tard, rester des hommes libres…Défendez, par des moyens, petits ou grands mais  qui seront les vôtres, ce bien précieux, inestimable, cette liberté… Dans certains cas, il faut aussi savoir dire « non ».

            Il cède finalement.

                        -Pas grave ! Vas-y toute seule ! Moi, je vais rentrer. Finalement, j’ai pas très envie de faire de la balançoire…Pis la peinture est trop moche ! Je l’aime pas ! Allez ! À bientôt Jo !



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...En passant à hauteur de la rue du Croissant, il ne peut s’empêcher de penser  à ce 31 juillet 1914 où, dans ce bistrot situé à l’angle de la rue Montmartre, Jean Jaurès fut assassiné. Un peu plus loin, à hauteur de la rue Brongniart, alors que son esprit n’avait pas encore pris congé des souvenirs, un ordre précis déchire la nuit : « Halt ! »…suivi du claquement sec, métallique, de culasses que l’on manœuvrait. Il se retourne. Une patrouille de quatre hommes, venant sans doute de la rue Notre Dame des Victoires, sort de l’ombre. L’acier des canons des fusils capte le peu d’une lumière froide qui est parvenue à déjouer la surveillance des réverbères.

            Bogdan fait mine d’obtempérer et lève les bras. L’idée de fuir lui traverse immédiatement l’esprit. La rue des Jeûneurs et le Sentier sont là, à deux enjambées. Jouable !  pense-t-il.

 Il connait bien ce quartier du Sentier dans lequel vivent de nombreux Juifs et où il se rend régulièrement afin de s’approvisionner en tissu de toutes sortes dans de petites échoppes tenues pour la plupart par des vieillards aux barbes de prophète. Semer ces doryphores nocturnes serait pour lui un jeu d’enfant, mais il fallait trouver un moyen de détourner leur attention… Il joue la carte de celui qui n’avait rien à se reprocher. 

Très sûr de lui, Bogdan affiche un air détaché, presque confiant. Il improvise sur le champ un grand éclat de rire accompagné d’un mouvement de tête en relevant le menton, puis déclare le plus naturellement du monde dans un Allemand quasi parfait :

« Nun, lassen sie mich nur festhalten, ich würde niemals auf eine Katze schießen…». (Laissez-moi juste vous affirmer que moi, je ne tirerai jamais sur un chat).    

              Les soldats doublement surpris par ce discours dans leur langue mais également par la présence d’un chat qu’ils n’avaient pas remarqué, se retournent aussitôt…dans un bel ensemble.

                                      «Was ? Ein katze ? Who ?». (Quoi ? Un chat ? Où ?)

           Bogdan en profite immédiatement pour s’enfuir du côté de la rue des Jeûneurs dans laquelle il s’engouffre, poursuivi par la meute vert de gris hurlant de rage. Là, sur la droite, un petit immeuble, une porte cochère ! Vite ! Un coup d’épaule…Elle cède un peu. Deuxième poussée, plus franche. Bogdan se retrouve dans le hall de l’immeuble.

La porte rapidement refermée, il distingue, malgré l’obscurité, parmi tous les objets hétéroclites entassés dans ce bric-à-brac,  là, sur la gauche, une petite charrette les bras vides, désespérément tendus vers le ciel. Un appel ? Une invitation ? Juste devant, une grande caisse en bois. Sauvé ! Pas le temps de réfléchir. Il soulève la caisse et la renverse sur lui. Il se tapit à l’intérieur et retient son souffle avec peine.  

            Au dehors, dans la rue, les vociférations et les bruits de bottes n’arrêtent pas. Allées et venues incessantes. Les façades des bâtiments se renvoient les jurons et les injonctions. La nuit entière s’en trouve constellée : « Scheissjuden !…Verdammt !…

Bastard ! Öffne die tür !»…(Juif de merde ! Putain ! Salopard ! Ouvrez la porte !).

Les soldats furieux frappent les volets à coup de crosses. Ils donnent des coups de pieds rageurs dans les battants en bois qui restent clos.  Personne ne bouge. Personne ne réagit. Les appartements demeurent silencieux. La peur cloue sur place les habitants qui se terrent, tremblants, terrorisés, enfermés, protégés derrière leurs murs.  

            Soudain, la porte cochère ouverte par Bogdan tout à l’heure, tremble et cède sous un solide coup de pied. Deux hommes en armes font irruption dans la courette.  « Chh !…Kein lärm ! » (Pas de bruit !). Ils entreprennent de fouiller méticuleusement l’espace. Entre les planches disjointes de la caisse, Bogdan observe. Il retient sa respiration. Les soldats avancent progressivement, méfiants. Les fusils interrogent l’obscurité qui ne laisse rien filtrer. L’un des hommes, intrigué par cette masse sombre, s’approche à pas lents. D’un geste du bras, il fait signe à l’autre de le rejoindre. Il susurre : « Kommt ! ».

Bogdan pense alors que sa cachette va être découverte. De grosses gouttes de sueur déjà perlent sur son front et glissent le long des tempes. Sa dernière heure allait-elle sonner ? Il se prépare mentalement à affronter cette épreuve.

Reste calme Lewi ! Je voudrais bien prier mais d’abord, ne pratiquant pas régulièrement, je suis sûr que lui, là-haut, ne fera pas attention à moi…Je préfère penser à Marta. Où est-elle en ce moment ? Que fait-elle ? Elle doit se faire un sang d’encre même si je lui ai dit en partant que j’en aurai pas pour longtemps ! Ma chère Marta. Mon amour ! Jamais je ne t’oublierai. Elle veillera sur nos deux enfants. J’en suis sûr ! Jozef mon garçon, mon fils s’il m’arrivait quelque chose, j’aimerais que tu puisses reprendre la boutique. Souvent tu m’as observé en train de travailler. Parfois, tu m’as même aidé lorsqu’un tissu récalcitrant ne voulait pas se tendre correctement. Je sais que tu n’aimes pas trop l’école et que tu arrives bientôt à la fin de ton parcours d’élève…Et puis ta mère sera contente de voir que tu prends ma suite. Ah ! Mon Jozef, j’allais oublier. Si tu as des difficultés, va voir de ma part le vieux Joshua Berneim, au Sentier. Tu le connais. Tu sais nous sommes allés souvent chercher du tissu chez lui. Vas-y il t’aidera. Quant à toi, ma petite Anna, je souhaiterais que tu ailles le plus longtemps possible à l’école…Que tu apprennes bien, que tu aies une bonne instruction. C’est important l’école. Elle te donnera tout ce qui te permettra d’affronter la vie, ses complications, ses peines mais elle te donnera aussi des joies. Faut pas les oublier celles-là !…Et surtout, elle te fournira les clefs pour acquérir, conserver et défendre ta liberté…Vis et demeure libre ma fille ! Toujours ! Peut-être même que tu pourrais plus tard enseigner cela à tes propres élèves ! Maîtresse ! J’aimerais tant ! Et puis…Attends ! Juste une dernière petite chose…Tu sais, ton ours, celui que tu as fabriqué avec mes chutes de tissu, je n’ai pas encore eu l’occasion de te le dire, mais il est très beau. Très réussi. C’est un peu mon petit-fils. Non ? Tu ne crois pas ? J’ai entendu ce que tu lui disais l’autre jour quand tu n’arrivais pas à le coiffer correctement. Tu étais très exigeante avec lui. Il faudra te montrer tout aussi exigeante avec toi. C’est important. On ne peut pas exiger des autres ce que l’on est incapable de s’imposer à soi-même…

                                            *******************************

...

Dans la cour, devant la porte de l’atelier, la famille Lewinsky est rassemblée. À cinq minutes près, ils auraient pu échapper à la rafle.  Trop tard. Ils sont là tous les quatre, tremblant, avec le peu d’affaires qu’ils ont eu le temps de récupérer. Devant eux, un fonctionnaire de police vérifie les identités pendant que d’autres font de même auprès de voisins tirés de leur sommeil.

            Anna se tient un peu en avant. Elle serre contre elle son ours Misiek aussi mal attifé que d’habitude. D’ailleurs, pourquoi aurait-il affiché une autre figure. Jozef, béret sur la tête, une écharpe en laine grise nouée autour du cou, la main droite sur l’épaule de sa petite sœur parait rêver. Les yeux perdus dans le vague, il semble malgré tout la protéger. Il arbore presque fièrement son étoile. On peut rien faire de mal à un shérif. Quant à Marta, le regard mouillé de larmes, secouée par des sanglots,  elle s’agrippe au bras de Bogdan telle une naufragée qui se cramponne au radeau. 

                        -Dis Lewi ! Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ? Qu’est-ce qu’on va devenir ? Tu vois quand je disais qu’ils étaient bien capables d’imaginer d’autres choses et bien pire encore…Là, ce sont des policiers français qui vont nous conduire Dieu sait où ? Des Français ! Y sont où les autres ? J’ai peur Lewi ! J’ai peur !

                        -T’inquiète pas ma chérie. Ils vont nous emmener pour revérifier notre identité et puis, quand ils verront qu’ils n’ont rien à nous reprocher, ils nous relâcheront. C’est tout ! On reviendra à la maison, c’est sûr ! Ne t’inquiète pas pour si peu !

                        -Oui, mais les enfants…Et puis, ce policier qui est venu l’autre soir, tu ne l’as pas trouvé préoccupé ? On ne s’étonne pas devant ce qui est ou ce qui semble normal. Il y a autre chose qu’on nous cache Lewi !

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...

Vendredi 2 octobre 1942. Un soir comme les autres, entre douceur automnale et crépuscule. Une petite villa de l’avenue des Vignes à Montfleury, près de Grenoble. Il est aux environs de vingt heures trente. La nuit commence à travestir chaque chose d’un anonymat propice en cette période trouble.

            À l’intérieur de la maisonnette, trois femmes : Alice, la mère et ses deux filles, Émilie et Lucile. Cette dernière, plus jeune, élève au Lycée de jeunes filles de Grenoble, termine un devoir de Français donné par son professeur de lettres, Marie Reynoard.

L’ainée, Émilie parcourt un exemplaire du journal des Femmes Françaises d’août 42. Journal est un bien grand mot. Feuille de chou serait sans doute plus adapté.  Elle s’adresse à sa mère.

            -Dis, maman ! Tu m’as bien raconté que la direction clandestine du Parti avait engagé un travail militant auprès des femmes et que toi-même avais participé à la création d’un Comité Féminin…

Alice relève les yeux de son livre. Elle lit beaucoup Alice. C’est une vraie autodidacte qui avait, dès 1933 manifesté son inquiétude face à la montée du fascisme. Sa clairvoyance et son érudition avaient probablement été aiguisées par Auguste son époux décédé depuis deux ans. L’homme, ancien chemisier et fabricant de jus de raisin était un esprit curieux, admirateur de la nature à laquelle il vouait un véritable culte. Une sorte de « visionnaire » de l’époque, qui préconisait une certaine éthique de vie tout empreinte de sobriété.

Il était également, certains dimanches, un zélé serviteur du culte Antoiniste et animait des séances de lecture dans une salle rue Auguste Gaché à Grenoble. Il pensait que « l’homme pouvait atteindre la pleine conscience en se débarrassant de l’illusion de la matière produite par son intelligence… ». Il revêtait alors pour ses lectures une sorte grande cape noire, ce qui impressionnait toujours les filles, obligées d’écouter le discours.

Alice, après avoir marqué un temps d’arrêt, répond :

-C’est  vrai ! Ces  Comités   Locaux  se

sont regroupés en zone nord sous la direction de Danielle Casanova et dans notre zone sud grâce à Simone Bertrand, une institutrice…Secrétaire du Comité Mondial des Femmes de l’Isère. Un sacré bout de femme !  Fallait la voir lors des réunions ! Elle aurait soulevé des montagnes.

                        -Et, elle fait partie de la résistance je suppose…

            -Bien sûr ! Bien sûr ! Elle rend d’ailleurs de grands services. Mais pourquoi me parles-tu de ça ?

            -Ben je découvre dans ce tract des idées proches des nôtres. Ecoute un peu :

 

« Seule la défaite d’Hitler libèrera nos prisonniers. Cette défaite, nous pouvons, nous devons la hâter…». Et plus loin : « Femmes à l’action ! Pour reprendre aux Boches ce qu’ils nous volent ! Soyons solidaires avec les petits commerçants ! Rendez-nous nos prisonniers ! Les barbares de l’ordre nouveau - la police française exécutant servilement les ordres de la Gestapo a arrêté tous les Juifs âgés de 17 à 40 ans parmi lesquels de nombreuses femmes et cela sans égards pour les enfants qui effrayés criaient et s’accrochaient aux jupes de leur mère ».

 

-Tu imagines ?

Soudain, la petite cloche suspendue sous la passe du toit, s’agite…Qui peut bien venir ici à cette heure ? Les regards des trois femmes se croisent. Interrogateurs. Alice se lève de son fauteuil. D’un pas hésitant, elle se dirige vers le vestibule. Elle entrouvre la porte d’entrée. Les deux filles autour de la table  n’osent plus bouger. Lucile pose son porte-plume dans l’encrier. Le regard d’Émilie se porte sur un mot, un seul dans l’article qu’elle lisait.  Elle ne saurait pas expliquer pourquoi. Un mot qui fait peur. Un seul : « Gestapo », même si ici, c’est pour le moment, la « Légion Française des Combattants », la « LFC ». Elles tendent l’oreille et retiennent leur souffle.

Dehors, en haut de l’escalier, trois ombres se découpent devant le portail. Dans la pâle lueur distillée par une lune pour le moins complaisante, Alice distingue deux adultes, un homme et une femme accompagnés d’une silhouette plus petite qui se tient à leurs côtés. Une petite fille vraisemblablement.

Alice grimpe les marches une à une. Qui ça peut bien être ? Que veulent-ils ? Manger ? Boire ? À moins que… Bah ! On verra bien ! Arrivée en haut, elle rechausse ses lunettes correctement afin de mieux observer ces inconnus à travers le portillon grillagé. C’est bien ça ! Un couple et une petite.

Lui, la quarantaine environ, assez grand, porte une sorte de manteau dont le col est refermé par une écharpe. Elle, très élégante, en manteau cintré, col en fourrure. Quant à la petite, elle s’accroche fermement à la main  de l’homme tout en imprimant à son corps un mouvement oscillant de gauche à droite tout en maintenant serré contre elle quelque chose qui avait dû appartenir à la famille des ursidés il y a quelques temps.

            L’homme s’adresse à Alice :

                        -Pardon Madame pour l’heure tardive et surtout pour le dérangement…

                        -Oh ! C’est pas bien grave vous savez !

                        -Nous venons de la part d’un voisin…
          Alice se souvient alors que le commissaire Cavaz, habitant dans le quartier, un jour, lui avait demandé si elle pouvait héberger une famille…

            Elle avait évidemment accepté, n’écoutant que sa générosité naturelle, toujours prête à aider son prochain dans la difficulté. La date n’avait pas été choisie par hasard. Ce vendredi 2 octobre 1942, c’était le jour de la Saint Léger. Ce martyr du VIIè siècle, évêque d’Autun avait eu les yeux brûlés et la langue coupée...Le commissaire avait choisi ce symbole, en accord avec Alice. « Pas vu ! Pas dit ! ».  Alice se remémore tout cela aussitôt, mais en ces temps troublés, il vaut mieux se montrer prudent.

                        -Oui, bien sûr ! Mais au fait, quel jour sommes-nous…Je me perds un peu ces temps-ci…

                        -Nous sommes le vendredi 2 octobre,

-Ça je sais, mais…

                        -Le jour de la saint Léger, si vous préférez ! Saint Léger…Pas vu ! Pas dit !

            Déclic. C’est bien eux ! Pas de soucis.

                        -Entrez ! Entrez ! Nous parlerons mieux à l’intérieur.

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.....

Avenue des Vignes, comme ailleurs, l’hiver s’installe avec sa cohorte de bonnets et de pulls en laine afin de lutter contre le froid. Barrières parfois illusoires mais tout gaspillage est à prohiber. Le charbon devient rare. Il faut l’économiser.

            Anna monte parfois à l’étage et fait la causette avec Alice. Quel plaisir pour elle d’accueillir cette enfant toujours accompagnée de l’ours le plus fidèle de la terre : son cher Misiek.

                        -T’as vu Madame Alice comme il a fait des progrès mon ours. Regarde ! Il se tient debout tout seul. Papa Marek m’a dit qu’il faut toujours rester debout même s’il nous arrive de vilaines choses. Si on tombe, on se relève toujours…Et hop ça repart ! Moi, je sais que si des mauvaises choses arrivent, Misiek saura me défendre. Je crains rien avec lui ! Tu sais, je l’avais déjà dit à mon grand frère Jozef. Misiek, il est très fort ! C’est le plus fort du monde ! J’suis sûre qu’il va le retrouver mon grand frère ! Tu verras madame Alice !

                        -Quelle brave petite tu fais ma belle ! Oui ! Tu as raison ! Garde bien ton ours près de toi pour qu’il t’aide chaque fois qu’il le faudra.

                        -Ben oui ! Et pis…Tu sais, papa Marek, il m’a montré la cachette l’autre jour. Alors je suis entrée dedans…Je tiens debout, moi ! Et puis, maman Iwona est venue aussi et papa Marek a refermé avec les bouteilles…On est resté cachés un petit moment sans rien dire. Eux, ils étaient assis par terre. On écoutait les bruits de la maison…ou de dehors. On jouait à deviner les bruits. Je les trouvais tous…Et puis, Misiek a eu envie de faire pipi, alors on est sorti. Bien obligés ! Il avait pas pris ses précautions. Pis j’en ai profité aussi pour faire pipi…Papa Marek m’a dit qu’on rejouerait à se cacher, un autre jour…J’aime bien ce jeu ! Faut surtout pas parler ! Même doucement ! Chut ! – elle pose son index sur la bouche en cul de poule – Silence obligatoire jusqu’à ce que papa Marek donne la permission !

                         -Tu sais, dans ce jeu, il faut bien obéir à papa ou à maman…Tu l’expliqueras bien à Misiek… qu’il ne fasse pas de bêtise ! Qu’il pense à faire pipi ! Il est peut-être encore un peu petit tu sais !

                        -Oui ! Bien sûr ! Mais, tu sais, il peut comprendre ! Bon, je vais redescendre.

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...

Nous vivons une drôle d’époque n’est-ce pas brigadier ! On accorde une grande confiance à la délation…N’est-ce pas ?  Bon, je vais faire le tour du propriétaire avec vous ! Je vous accompagne ! Je passe devant, vous permettez ! Commençons par ce premier niveau.

 

            Les gendarmes ouvrent les portes des placards. Coup d’œil rapide. Rien ! On va descendre au rez-de-chaussée propose Alice. Attention aux marches. C’est raide ! Arrivés en bas, les uniformes observent, ouvrent, referment…claquent les portes fouillent dans les tiroirs. Rien ! Bredouilles !  Alice jubile.

                        -Alors, Messieurs ?

                        -C’est bon ! On va y aller !

            Au moment de quitter la pièce, le regard du brigadier est attiré par quelque chose sous la table…

            Il se baisse. Entre pouce et index, il saisit vigoureusement un objet et le montre à Alice. Il monte aussitôt le ton. Son visage s’empourpre. Ses mains tremblent. Il postillonne en hurlant :

                        -Et ça, c’est quoi ?

            Ces mots résonnent jusque dans la cave où sont cachés les trois clandestins. Iwona interroge Marek du regard. Ce dernier baisse la tête…Merde ! Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ? Qu’est-ce que j’ai bien pu laisser trainer ? Je vois pas. Sourcils levés et coup de tête inquisiteur en direction d’Iwona…qui répond par un haussement d’épaules. Je ne sais pas…Les deux regards convergent alors vers Anna. A-t-elle oublié quelque chose ? Misiek ? Non il est là ! Ouf ! Bon sang, pourvu qu’il n’ait pas envie de pisser comme l’autre jour ! À part l’ours, on voit pas ! Elle a bien regardé les images sur un livre de la bibliothèque, mais je l’ai rangé, se rassure immédiatement Iwona. Et puis c’était pas un livre « subversif ». Rien à craindre.

            Pendant ce temps, dans le couloir des pas se rapprochent. Les bottes désormais préoccupées, arrivent devant la porte de la cave. Elles attendent. La question fuse :

-Et là ? On peut entrer ?

            La voix d’Alice tout à l’heure si affirmée, se voile un peu.

-Là, c’est la cave ! Vous voulez voir aussi ? Ben entrez ! Faites votre tour !

Le brigadier passe la tête par l’ouverture. Coup d’œil circulaire. Un pas à l’intérieur…

            -Et là, au fond ! C’est quoi ?

            -Ce sont des bouteilles de jus de fruit… 

            Elle rajoute immédiatement :       

-Un souvenir de mon défunt mari ! Il en faisait commerce. Vous en voulez une, brigadier ? Elles sont encore bonnes vous savez !

            Elle fait un pas en direction du casier à bouteilles. Entre deux jus de raisin, elle croise le regard  sombre et inquiet de Marek. Elle plisse  les yeux avec insistance. Laissez- moi faire ! Ne bougez surtout pas !

                        -Non madame David. Nous avons ce qu’il nous faut ! Par contre, je suis obligé de faire un rapport et vous serez prochainement convoquée au commissariat de police à Grenoble pour vous expliquer. D’ailleurs je remettrai au commissaire la pièce à conviction que j’ai trouvée tout à l’heure, sous votre table.

                                                    *********************************

....

La traction démarre dans un nuage de poussière et remonte à vive allure l’Avenue des Vignes, laissant sur l’asphalte deux traces noirâtres. Une vraie bande de tordus ! Des sauvages ! Bah ! Ils sont pressés de retrouver une future proie ne peut s’empêcher de penser Alice qui vient de rentrer chez elle.
            La voiture rejoint en trombe la Grand Rue à La Tronche. Dans un crissement de pneus, elle pile à la hauteur du numéro 143, juste en face de l’atelier du menuisier, Monsieur Simone et du magasin du cyclo, Monsieur Col.


            Les deux hommes s’engouffrent dans l’allée du 143 puis redescendent aussitôt en gueulant pour se précipiter dans le passage du 145. Leur cavalcade résonne jusqu’au second étage où  les coups redoublés sur l’une des portes d’un appartement résonnent jusque dans la rue.  

                        -Ouvrez ! Pigner ! Ouvrez ! On sait que vous êtes là ! Ouvrez !

            Soudain, devant un tel raffut, la porte de l’appartement d’en face s’entrebâille…Un homme apparait. Petit, chauve, portant moustache, il affiche un large sourire. Les deux hommes interloqués l’apostrophent.

                        -Vous savez où est Pigner ? On nous avait dit qu’il finissait son travail à l’hôpital vers 17h ! Vous l’avez vu entrer ?

                        -Ben non messieurs ! Pourtant je surveille toutes ses allées et venues…Y a du louche là d’dans ! J’vous l’dis, moi ! J’en faisais part tout dernièrement au « sturmbannfürer » Otto Klinger…

Devant l’étonnement des deux miliciens, l’homme croit bon de rajouter d’un air détaché :

-Oui, on  se  voit  de temps en temps. Je

suis fier de pouvoir vous apporter ma modeste contribution !  Les bons Français comme moi ne manquent pas. Il faut débarrasser ce pays de ces vermines bolchéviques, des étrangers de tout poil qui nous bouffent la laine sur le dos et surtout des résistants qui sèment le discrédit sur toute une population majoritairement dévouée au Maréchal…

            Le plus grand des deux hommes, visiblement mal à l’aise face à cette diatribe jugée sans doute inappropriée voire un peu excessive, coupe court aux explications.

                        -Vous pouvez nous en dire plus sur ce Pigner ?

                        -Mais bien sûr Messieurs ! Entrez donc ! On sera mieux à l’intérieur pour causer.

            Dans la salle à manger, accroché au mur de la cheminée trône un portrait du Maréchal. Au-dessous, à chaque extrémité de la tablette deux douilles de 75, parfaitement astiquées, séparées par un sabre posé à plat sur le marbre bleu Turquin en disent long sur le passé militaire du locataire.

                        -Au fait ! Messieurs, je ne me suis même pas présenté : Auguste Duport, brigadier-chef, responsable de la première escouade du 3è peloton du 4è régiment de Dragons en 1916. Membre actif de la Légion Française des Combattants. Pour vous servir Messieurs !

                                                  ************************************

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